Dossier n°9, mai 2003

PP1 : Sur les traces de la protéine de l'Oubli

par Sylvie Déthiollaz

[ PP1 : Sur les traces de la protéine de l'Oubli ]

Quel étudiant n'a pas constaté un jour à ses dépens que se bourrer le crâne à la dernière minute avant les examens n'était pas la meilleure façon de travailler ? Pourtant, même après un apprentissage efficace, la plupart des souvenirs se dissipe avec le temps à moins d'être fréquemment utilisé. Cette connaissance empirique trouve aujourd'hui son explication moléculaire et une fois de plus, une protéine - la PP1 - est à l'origine de cette grande vérité. [PDF] [english]

Où se cachent les souvenirs ?

La mémoire, vaste sujet qui nous rend parfois bien perplexes. Alors que nous nous remémorons sans problème des détails tout à fait insignifiants, nous voilà incapables au moment opportun de nous souvenir d'un numéro de téléphone qui nous échappe pour se perdre dans les méandres de notre cerveau. Car le voilà le grand coupable : d'une complexité incroyable, c'est dans son gigantesque réseau de cellules que le cerveau renfermerait la mémoire. Des milliards de neurones connectés entre eux par encore beaucoup plus de liaisons appelées " synapses ". Devant un tel enchevêtrement, comment diable savoir où et comment sont stockés les souvenirs?

C'est dans les années 1940 que Donald Hebb, un psychologue de la McGill University à Montréal propose les synapses comme élément-clef de la mémoire. Dix ans plus tard, l'arrivée du microscope électronique permet de les visualiser : un espace étroit d'environ 15nm (1) de large entre l'extension (axone) du neurone qui envoie un signal et la membrane du neurone qui le reçoit (voir schéma ci-dessous). Il faut savoir que pour transmettre une information, notre système nerveux utilise une curieuse combinaison de signaux électriques et chimiques. En effet, la plupart de la distance est parcourue sous la forme d'une propagation électrique le long des neurones. Mais pour pouvoir être transmise à un autre neurone à travers l'espace que constitue la synapse, cette impulsion électrique doit être convertie en une étape chimique beaucoup plus lente : le signal électrique permet le relâchement dans l'espace synaptique de vésicules, sorte de " sacs " remplis de molécules chimiques, les neurotransmetteurs. Une fois libérés, ces neurotransmetteurs traverseront l'espace pour se lier à des récepteurs à la surface de la cellule suivante. Cette liaison provoquera l'ouverture de canaux dans la membrane et l'entrée d'atomes chargés dans la cellule, ce qui crée un nouveau signal électrique qui se propagera jusqu'à la prochaine synapse, et ainsi de suite. Un seul neurone peut ainsi recevoir jusqu'à plusieurs milliers de signaux en provenance d'autres neurones. Pour adapter la réponse qu'il va transmettre à la prochaine cellule, il doit d'abord faire la somme de tous ces messages. De même, un seul neurone peut recevoir des signaux de synapses qu'il partage avec beaucoup d'autres neurones et les combiner de nombreuses façons, ce qui expliquerait par exemple la formation de souvenirs " associatifs " du style de la fameuse madeleine de Proust.

Quant au phénomène de l'apprentissage, il provoquerait des changements moléculaires - à court et à long terme - qui faciliteraient la communication entre les neurones. De la même manière que les informations digitales sont gravées en altérant la surface d'un CD, les souvenirs seraient enregistrés en altérant les synapses du cerveau pendant l'apprentissage. Par des moyens pour l'instant obscurs, les neurones pourraient ensuite décoder ces changements et les utiliser pour reconstruire l'information apprise.

[ synapse ]

Fig.1 Synapse

Aussi, les chercheurs ont travaillé dur pour tenter d'identifier les molécules liées à ce que l'on appelle la " plasticité synaptique ". L'étude d'un mollusque marin, l'Aplysia - qui possède de très grands neurones arrangés selon un motif particulier - a permit d'établir que la mémoire à court terme (stockée de quelques minutes à quelques heures) et celle à long terme (qui peut persister des semaines durant) impliquaient des mécanismes moléculaires différents. Depuis la fin des années 60, on savait en outre que bloquer la synthèse des protéines provoquait des déficits de la mémoire qui apparaissent après plusieurs heures de travail. Ce qui est aujourd'hui clairement établi, c'est que le transfert des informations de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme - par exemple quand on fait un effort conscient de mémorisation - dépend de la synthèse de protéines spécifiques. C'est en fait un changement dans l'expression des gènes qui va permettre la fabrication de nouvelles protéines qui affecteront de manière permanente la forme, la taille et la sensibilité de certaines synapses.

Mais pour reprendre l'image du CD et contrairement à lui, le cerveau pourrait bien stocker les informations d'une manière hautement dynamique : des études de psychologie suggèrent en effet que le cerveau se préoccupe plus de l'utilité des souvenirs stockés que de leur fidélité. De plus, la plupart de ce que nous percevons et traitons est rapidement écarté et ce dont nous nous souvenons à tendance à s'estomper et à changer avec le temps. Pourquoi ? Simplement parce qu'une mémoire parfaite surchargerait le cerveau de détails insignifiants, peut-être aux dépens d'informations qui elles seraient utiles. Ainsi, alors que la question de la mémorisation est bien loin d'être résolue, voilà que l'on s'aperçoit aujourd'hui que mémoriser n'est que la moitié du problème : pour utiliser au mieux les remarquables capacités de notre cerveau, nous devons aussi être capables d'oublier. Imaginez une seconde que vous mémorisiez absolument tout ce que vous voyez et entendez... Votre vie deviendrait un véritable enfer ! A l'instar des personnes souffrant du " syndrome du savant " : d'ailleurs toujours associé avec un sérieux handicap mental tel que l'autisme, ce syndrome se manifeste par une mémoire exceptionnelle dans un domaine particulier. Certaines personnes sont par exemple capables de mémoriser sans faute le bottin de téléphone ! Mais voient par la même occasion leur vie gâchée par cette incapacité à oublier les détails.

Du nouveau pour les étudiants

Tout étudiant le sait, il n'y a pas de miracle, c'est la répétition qui détermine si le matériel appris est retenu ou oublié et si l'information mémorisée est précise ou vague. Déjà, dans une étude publiée en 1885, Hermann Ebbinghaus montrait qu'apprendre en plusieurs sessions produisait des souvenirs plus profonds que le même temps d'apprentissage prodigué en une seule session. Aujourd'hui, avec les nouvelles techniques qui permettent de modifier, augmenter ou supprimer l'expression d'un gène dans un animal vivant, l'étude des bases moléculaires de mécanismes aussi complexes que les processus cognitifs devient possible. Et c'est ainsi que deux siècles plus tard, en combinaison avec des expériences de comportement, des chercheurs de l'EPFZ viennent de découvrir l'origine moléculaire de ce qui constitua à la fin du 19ème siècle l'une des premières découvertes de la psychologie expérimentale moderne.

Des études antérieures avaient déjà impliqué la protéine PP1 dans les mécanismes liés à l'apprentissage. Pour en savoir plus, ces chercheurs ont créé des souris génétiquement modifiées chez lesquelles l'activité de cette protéine peut être facilement contrôlée, un peu à la manière d'un bouton " on/off ". Un entraînement de reconnaissance d'objet a ensuite été utilisé pour tester l'importance de l'activité de PP1. Etant donné que les souris manifestent plus d'intérêt pour de nouveaux objets que pour ceux qu'elles ont déjà vus, le succès d'un tel apprentissage peut être facilement estimé. Première constatation : tout comme les étudiants, les souris apprennent mieux avec cinq sessions de "travail " espacées de quinze minutes qu'avec les mêmes sessions espacées de cinq minutes seulement voire une seule session de 25 minutes d'affilées. Mais quand l'activité de PP1 est éteinte, un apprentissage style " bourrage de crâne " (une session de 25 minutes) devient alors aussi efficace que les cinq sessions espacées de quinze minutes ! Ainsi, le blocage de PP1 ou de longs intervalles entre les sessions de travail favorisent tous les deux l'apprentissage et la mémoire. De plus, chez les souris " normales " (c'est-à-dire non-modifiées génétiquement), l'activité de PP1 est moins forte quand on laisse de longs intervalles entre les sessions de travail. Conclusion : plusieurs sessions de travail espacées de longues pauses seraient plus efficaces parce qu'elles permettraient d'échapper à une " contrainte " imposée par PP1.

Mais est-ce que l'activité de cette protéine peut aussi influencer la persistance d'un souvenir dans le temps ? Pour le vérifier, les chercheurs de Zürich ont entraîné leurs souris à trouver une plate-forme dans une piscine remplie d'eau opaque en s'aidant de repères spatiaux placés dans la pièce. Essai après essai, de nouvelles informations spatiales devaient être apprises, mémorisées et remémorées pour précisément nager jusqu'à la plate-forme. Après un apprentissage intensif (3 entraînements par jour pendant 9 jours), les performances des souris " normales " ou modifiées génétiquement étaient identiques. Puis, les chercheurs ont retiré la plate-forme. Alors que les souris " normales " cherchaient au départ la plate-forme au bon endroit, leur mémoire déclina rapidement et ce souvenir avait complètement disparu après 6 semaines. Par contre chez les souris où l'activité de PP1 est éteinte, les performances diminuèrent, mais demeurèrent meilleures que chez les souris " normales ". Mieux, en " éteignant " PP1 seulement après l'entraînement, le souvenir de la plate-forme se maintient jusqu'à 6 semaines ! Ainsi, indépendamment de sa fonction pendant l'apprentissage, PP1 agit aussi après l'apprentissage pour provoquer l'oubli : nous ne perdrions pas nos souvenirs selon un processus aléatoire, bien au contraire, le cerveau effacerait de manière active les souvenirs qui n'ont pas été utilisés pendant un certain temps grâce à l'action de la protéine PP1.

Mais alors, PP1 serait peut-être aussi impliquée dans le déclin de la mémoire associé à l'âge ? Ni une ni deux, les chercheurs ont alors testé les performances de " vieilles " souris. Malgré leur " grand âge ", les souris " normales " et modifiées génétiquement furent capables d'apprendre la position exacte de la plate-forme avec un entraînement intensif. Mais un jour déjà après l'entraînement, la mémoire des souris " normales " commença à pécloter, alors qu'elle était toujours robuste chez les souris modifiées 24h et même 4 semaines après l'entraînement. PP1 est donc aussi responsable du déclin de la mémoire associé à la vieillesse. Mais comment ?

Le Yin et le Yang

Comme beaucoup d'autres processus biologiques, la mémoire est régulée par ce que l'on appelle des interactions " yin-yang " entre des molécules possédant des fonctions opposées. Ainsi, PP1 est une phosphatase, c'est à dire qu'elle a pour rôle d'enlever des atomes de phosphore sur d'autres protéines dites " cibles ". Par cette opération, elle les " désactive ". On appelle ça une déphosphorylation. L'opération inverse qui consiste à ajouter un atome de phosphore sur une protéine pour " l'activer " - la phosphorylation - est assurée par des protéines appelées des kinases.

[ Structure tri-dimensionnelle de la protéine PP1 ]

Fig.2 Structure tri-dimensionnelle de la protéine PP1

Parmi les cibles de PP1, on trouve bien sûr des protéines connues pour être impliquées dans la formation des souvenirs. Plus particulièrement, les résultats du groupe de Zürich suggèrent que c'est la déphosphorylation par PP1 d'une protéine appelée CREB, et donc son inactivation, qui limite la mémorisation lors de " bourrage de crâne ".

CREB est ce que l'on appelle un facteur de transcription : en combinaison avec d'autres facteurs de transcription et en réponse à différents signaux, il décidera si un gène donné est exprimé ou non, c'est-à-dire si des protéines seront produites à partir de l'information contenue dans ce gène, un processus qui - comme nous l'avons vu - est nécessaire à la formation de la mémoire à long terme. Quand PP1 est active, l'activité de CREB est plus forte après des sessions de travail espacées de longues pauses. Par contre, quand l'activité de PP1 est éteinte, l'activité de CREB est forte quelle que soit la longueur de la pause. En réalité, en bloquant l'activité de PP1, on empêche la déphosphorylation - donc l'inactivation - de CREB. En d'autres termes, si PP1 gêne l'apprentissage, c'est parce qu'elle inactive CREB, ce qui empêche l'expression de certains gènes et ainsi la fabrication de nouvelles protéines. Pendant des sessions intensives de travail, PP1 pourrait être notre sauvegarde contre une " surcharge ", une sorte de fusible naturel ! En introduisant des intervalles de repos entre les sessions de travail, nous permettons ainsi aux kinases de réapprovisionner les réserves en CREB " phosphorylé " donc actif.

Quant au déclin de la mémoire à court terme - qui n'implique pas la fabrication de nouvelles protéines - cette étude suggère que PP1 agisse sur deux autres protéines " cibles " qu'on supposait déjà impliquées dans les premières étapes de la formation des souvenirs.

La mémoire du "futur"

Avec les récents progrès de la génomique et de la protéomique, de nombreuses protéines impliquées dans le complexe phénomène de la mémoire ont pu être découvertes. Mais pour l'instant, elles ne représentent que quelques pièces isolées dans un puzzle largement désordonné dont il reste à découvrir le réseau de connexions. Dans ce paysage incomplet, la protéine PP1 serait une des clés des mécanismes d'acquisition et de rétention d'informations. Supprimant à la fois les processus à court et à long terme impliqués dans la formation des souvenirs au cours d'un apprentissage intensif, elle servirait à préserver les circuits synaptiques de la saturation, évitant en quelque sorte à notre cerveau de " péter les plombs ". Mais PP1 aiderait aussi celui-ci à faire un peu de " tri " parmi nos souvenirs déjà formés : fonctionnant comme une " gomme moléculaire ", elle permettrait d'effacer les souvenirs dont nous n'avons plus vraiment besoin.

D'autre part, il se pourrait bien que la véritable cause du délabrement de la mémoire survenant au cours de la vieillesse soit en réalité une dérégulation de PP1 et non pas une irréversible réduction des composants moléculaires comme on le pensait jusque là. Si cela se vérifie, de nouvelles perspectives thérapeutiques pour les personnes âgées verront sans doute le jour. Les résultats obtenus suggèrent en tous cas que les pertes de mémoire pourraient être évitées grâce à des médicaments dirigés contre un petit nombre de molécules " cibles ". Mais bien sûr, on ne parle pas ici des pertes de mémoires associées avec des problèmes graves de type Alzheimer ou des attaques cérébrales qui impliquent, eux, la mort de millions de neurones.

Cependant, il pourrait être bien tentant de bloquer l'activité de cette protéine chez des personnes jeunes aussi, pour essayer d'améliorer nos facultés d'apprentissage et obtenir ainsi une " super " mémoire. Pourtant si notre cerveau a prévu une telle sécurité, c'est qu'il a ses raisons et la " bypasser " pourrait nous réserver quelques désagréables surprises. Sans compter que si de tels médicaments voient le jour, il ne sera alors plus aussi facile pour certains d'invoquer " une mémoire défaillante" parfois bien pratique pour se tirer de fâcheuses situations ...

Notes

(1) 1 nanomètre = 0,000000001 mètre
Pour en savoir plus
1. Les molécules de la mémoire: Mysteries of the memory molecules, M. Gross.
2. Genoux D. et al., "Protein phosphatase 1 is a molecular constraint on learning and memory", Nature 418:970-975(2002) PMID: 12198546

Illustrations

  • Image d'en-tête, Source: Radio-Canada
  • Fig.2, Source: PDB ID: 1FJM, J. Goldberg, A.C. Nairn, J. Kuriyan, Protein Serine/Threonine Phosphatase-1 (alpha Isoform, Type I) Complexed With Microcystin-Lr Toxin. Nature 376 pp. 745 (1995)
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