Dossier n°26, mai 2009

De l'origine des flatulences

par Séverine Altairac

[ De l'origine des flatulences ]

Yaourts au bifidus, laits fermentés ou comprimés de lactase ont le vent en poupe. Aux uns on vante des vertus digestives, aux autres des bienfaits sur la santé en général. Effet de mode ? On pourrait le croire. Cependant de tels produits répondent à un réel besoin, celui d'améliorer le confort digestif et plus précisément de faciliter l'absorption du lactose - ce sucre majoritairement présent dans le lait. Avec les années, nous perdons en effet la capacité à le digérer et nous pouvons même y devenir parfois intolérants. Ce trouble alimentaire largement répandu dans le monde et connu sous le nom de 'l'intolérance au lactose' dépend d'une protéine spécifique : la lactase. [PDF] [english]

D'amour et de lait

«Charles Darwin aurait été intolérant au lactose.»

Le propre des mammifères est d'allaiter sa progéniture. De la naissance jusqu'au sevrage, les petits se gorgent de lait et de son principal sucre : le lactose. Le lait humain est très sucré et contient 7% de lactose tandis que le lait de vache en renferme à peine 5%. Le lactose ne donne pas uniquement une saveur agréable au blanc breuvage ; il est aussi une véritable petite merveille de la nature. En effet une fois absorbé puis digéré, il fournit non seulement à l'organisme en pleine croissance une importante source d'énergie, mais il contribue aussi au développement de notre cerveau.

Pourtant, 70% de la population mondiale voit sa faculté à digérer le lactose progressivement réduire. Généralement ce changement passe inaperçu alors que pour certains, la consommation de produits laitiers prend des allures de cauchemars intestinaux. Douleurs abdominales, ballonnements, flatulences et diarrhées viennent alors hanter la digestion. C'est l'intolérance au lactose. Quels peuvent donc être les processus qui font d'un sucre aussi essentiel dans la petite enfance la cause d'un tel désordre alimentaire ?

Le destin de la lactase

Le lactose est normalement digéré dans l'intestin grêle. Comment ? Les cellules qui tapissent la paroi intestinale portent à leur surface une enzyme, la lactase. Ainsi ancrée sur les cellules, la lactase est directement en contact avec les aliments. Et lorsqu'elle rencontre une molécule de lactose, elle le coupe en deux sucres plus petits - le glucose et le galactose. Le glucose est 'brûlé' pour produire de l'énergie tandis que le galactose devient un composant de certains lipides et protéines nécessaires, entre autres, au cerveau.

Or nous ne fabriquons pas la même quantité de lactase tout au long de notre vie. C'est à la naissance que nous en produisons le plus. Puis dès les premiers mois de vie, son taux commence à décliner pour se stabiliser à son plus faible niveau entre 3 et 5 ans - soit après le sevrage. Que nous continuons ou non à boire du lait, la chute de la lactase est inéluctable dès lors qu'elle est ordonnée et contrôlée au niveau génétique. Cette baisse de la lactase n'est absolument pas un trait propre aux humains ; nous la partageons avec les autres mammifères, du chat au chimpanzé en passant par la baleine et le lion.

Il y a cependant une exception dans la population humaine. En effet, la grande majorité des Européens du Nord conservent un taux élevé de lactase à l'âge adulte. La persistance de l'enzyme dans ces populations s'explique par des changements génétiques qui se sont faits au cours du temps et qui influencent la synthèse de la lactase. Etonnant ? Pas vraiment. Les chercheurs y voient là une simple adaptation à un régime enrichi en produits laitiers qui date d'environ 10'000 ans lorsque les premières fermes se sont développées dans cette région du globe.

Du rôle des bactéries

Les causes de l'intolérance au lactose

Comme décrit ci-dessus, l'intolérance au lactose survient généralement suite à l'appauvrissement normal de l'intestin en lactase. Ce désordre alimentaire peut aussi être la conséquence d'une maladie ou d'une infection gastro-intestinale qui endommage la paroi de l'intestin grêle et provoque de cette manière une perte transitoire de lactase - les symptômes sont alors généralement passagers. Finalement, il existe une forme héréditaire de l'intolérance au lactose et extrêmement rare qui se manifeste dès la naissance - la lactase étant pour ainsi dire totalement absente.

Si la lactase déserte progressivement le tube digestif, que devient le lactose de notre verre de lait ? Il glisse jusque au fond de notre intestin grêle, en ressort presque intact, puis poursuit sa descente jusqu'au côlon. Là, nos hôtes les bactéries se chargent d'en venir à bout. Bon nombre d'entre elles contiennent justement de la lactase. Elles vont digérer le lactose mais pas tout à fait de la même manière que les cellules intestinales. Elles travaillent sans oxygène et transforment le lactose en gaz et petits acides gras. C'est le processus de fermentation. Finalement, ces molécules dérivées du sucre sont normalement absorbées par d'autres bactéries. Ces innombrables ouvrières exécutent leur tâche plus ou moins efficacement. Et si les gaz et les acides gras s'accumulent, les symptômes de l'intolérance au lactose peuvent se manifester. Les gaz semblent à l'origine des flatulences et des ballonnements tandis que le passage du lactose le long des intestins est lié à la libération d'eau provoquant la diarrhée. L'intensité des maux digestifs varie d'une personne à l'autre et dépend du sexe, de l'âge mais surtout de la sensibilité intestinale, de la vitesse du transit et de la quantité de lactose ingérée.

De l'origine des troubles de Darwin

Fig.1 Portrait de Charles Darwin par George Richmond à la fin des années 1830.

Le rôle de la flore intestinale dans la digestion du lactose explique l'explosion actuelle des produits laitiers traités à la lactase ou enrichis de bactéries, du genre Bifidobacterium ou Lactobacillusnaturellement présentes dans les intestins. Malgré leur succès, les bienfaits des laits fermentés et des yaourts au bifidus, par exemple, restent cependant controversés.

Charles Darwin (1809-1882) n'a pas eu la chance de goûter à de tels aliments qui lui auraient sans doute rendu la vie bien plus confortable. Pendant plus de quarante ans, le père de la théorie de l'évolution a souffert de symptômes que les scientifiques pensent aujourd'hui être caractéristiques de l'intolérance au lactose. En dépit des nombreux médecins qui se sont succédés à son chevet, des régimes et des médicaments qui lui ont été conseillés, ainsi que de plusieurs séjours dans des centres de cure, aucun nom n'a pu être posé sur son mal-être. L'intolérance au lactose était encore méconnue, bien qu'Hippocrate en ait déjà décrit les maux il y a plus de 2000 ans.

De nature fragile, la santé de Darwin commença à se dégrader sérieusement au retour de son voyage d'exploration à bord du Beagle en 1836. La consommation à nouveau régulière de produits laitiers expliquerait les troubles qui le dévastaient. Des crises de vomissements, des flatulences, des maux de têtes, des palpitations cardiaques, des douleurs articulaires et des tremblements le faisaient souffrir mais également une fatigue chronique et une dépression.

Extrait de L'Origine des espèces - Charles Darwin

« Si au cours du temps et du fait des conditions changeantes de l'existence, les êtres vivants présentent des différences individuelles [...], il serait très extraordinaire qu'il ne se soit jamais produit des variations utiles à la prospérité de chaque individu. [...] Assurément les individus qui en sont l'objet auront de meilleures chances d'être préservés dans la lutte pour l'existence ; puis, en vertu du puissant principe de l'hérédité, ces individus tendront à laisser des descendants portant les mêmes caractéristiques qu'eux. J'ai donné le nom de "sélection naturelle" à ce principe de préservation.»

L'intérêt pour les causes de la mystérieuse maladie de Charles Darwin n'est pas nouveau. Au fil du 20e siècle, plus d'un scientifique s'est penché sur le Journal de santé que tenait le célèbre naturaliste et dans lequel il consignait toutes ses observations. Les uns ont suggéré une origine psychosomatique à ses troubles, les autres une maladie cardiaque, un ulcère intestinal ou encore des allergies.

A parcourir la vie de Charles Darwin, on s'aperçoit que sa santé était délicate dès l'enfance. Qui plus est, plusieurs membres de sa famille étaient mal portants et ses propres enfants semblaient affectés du même mal. L'intolérance au lactose qui aurait tourmenté Darwin était-elle héréditaire ? Ce n'est pas exclu. Le rôle d'un facteur génétique n'est à ce jour pas encore clairement compris. Mais les scientifiques rendent compte d'un phénomène surprenant. Les adultes continuant à produire la lactase - résultat de changements génétiques observés en Europe du Nord - digèrent certes bien le lactose, mais sont aussi plus sensibles à une intolérance passagère en cas de stress ou lors d'une infection intestinale. Etait-ce le cas de Darwin ? Portait-il ces variations génétiques ? Seul un test ADN pourrait nous le révéler, encore faudrait-il parvenir à mettre la main sur un de ses cheveux ou un fragment de sa peau...

Darwin malmené

Fig.2 Caricature de Charles Darwin publiée le 22 mars 1871 dans The Hornet, un magazine satirique.

Toute sa vie de chercheur, la santé chaotique de Charles Darwin entrava son travail et le contraignit souvent à garder le lit, loin des discussions parfois enflammées autour de sa théorie de l'évolution - publiée en 1859 dans L'Origine des espèces. Nombre de ses détracteurs pensaient à tort qu'il fuyait la critique. Confiné chez lui, il ne put participer au fameux débat de 1860 à Oxford qui opposa l'évêque Samuel Wilberforce au plus ardent défenseur de Darwin, Thomas Huxley. A la question « Descendez-vous du singe par votre grand-père ou votre grand-mère ? », Huxley aurait rétorqué « Je préfère descendre d'un singe plutôt que d'un homme instruit qui utilise sa culture et son éloquence au service du préjugé et du mensonge. ». L'idée d'organismes qui se transforment au cours du temps n'était pas nouvelle. Elle avait déjà germé dans les esprits de l'Antiquité puis du XVIIIe siècle, et le grand-père de Charles, Erasmus Darwin, en avait esquissé les premières lignes. Mais il a fallu attendre que les esprits mûrissent et que son petit fils Charles en propose un mécanisme pour que la théorie trouve des oreilles instruites et réceptives. Pourtant si la théorie de l'évolution est désormais reconnue des scientifiques, elle connaît toujours de nombreux opposants religieux tant elle soulève des questions essentielles sur l'origine de l'Homme.

En quête de répit

Si les critiques ne donnaient à Darwin que peu de répit, son état de santé s'améliora fortuitement suite à un régime appauvri en lait. Diminuer l'apport laitier dans l'alimentation pour alléger les symptômes peut sembler une évidence aujourd'hui mais ce ne l'était pas au XIXe siècle. L'intolérance au lactose est de nos jours bien connue des médecins, et on peut en soulager assez aisément les désagréments. Seulement voilà, traquer le lactose est devenue une tâche ardue. Ce sucre est omniprésent. Au-delà des produits laitiers, on le retrouve caché dans le pain, des médicaments, des boissons, des sauces ou certaines préparations de viande. Après l'impact de l'essor des fermes laitières, sommes-nous en passe de vivre un nouveau tournant évolutif? Les prochains millénaires le diront...



Pour en savoir plus
1. Communauté des intolérants au lactose
2. Charles Darwin sur wikipedia
3. Lomer MC. et al, "Review article: lactose intolerance in clinical practice - myths and realities", Aliment Pharmacol Ther. 27(2):93-103 (2008) PMID: 17956597
4. Campbell AK. and Matthews SB., "Darwin's illness revealed", Postgrad Med J. 81(954):248-51 (2005) PMID: 15811889

Illustrations

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