Dossier n°24, mars 2008

Une horloge dans la peau

par Séverine Altairac

[ Une horloge dans la peau ]

Depuis près de trente ans, le geste est le même. Au printemps, nous avançons nos cadrans d'une heure puis nous les retardons d'autant à l'automne. Instaurée pour réduire les besoins en éclairage, l'heure d'été est aujourd'hui controversée pour diverses raisons. En particulier, ce léger décalage horaire n'est pas anodin pour notre organisme. Plusieurs jours lui sont souvent nécessaires pour s'adapter au nouveau rythme. Pourquoi ? Les activités de notre organisme telles que dormir ou manger suivent la cadence d'une horloge interne, celle de notre horloge biologique, dont les rouages complexes obéissent à de nombreuses protéines. [PDF] [english]

L'heure d'été

«Nos cycles d'activités et de sommeil obéissent à la rotation terrestre.»

L'heure d'été fut mise en vigueur en Suisse en 1981. L'idée remonte cependant à bien longtemps. Célèbre pour son invention du paratonnerre, l'Américain Benjamin Franklin (1706-1790) expose en 1784 la possibilité d'économiser de l'énergie en décalant les horaires par rapport au soleil. Le concept fait son chemin et prend corps au début du XXème siècle en Allemagne pour s'étendre dans l'Union Européenne au début des années 1980. Dans une exigence d'unifier les horaires européens, la Suisse fut contrainte d'adopter l'heure d'été malgré une votation contre en 1978. Depuis 1996 le passage à l'heure d'été s'opère, désormais en Europe, le dernier dimanche de mars et le retour à l'heure d'hiver le dernier dimanche d'octobre.

Une heure de plus ou de moins pourrait passer inaperçue dans le déroulement de nos journées. C'est ce que l'on a cru pendant longtemps. Pourtant les enfants et les personnes âgées y sont généralement sensibles et souffrent souvent de troubles du sommeil dans la période qui suit le changement d'heure. Dans l'objectif d'évaluer de tels effets sur l'organisme, l'Union Européenne vient de lancer un vaste projet d'étude. D'ores et déjà, les chercheurs ont conclu que le passage à l'heure d'été est plus délicat que le retour à celle d'hiver et qu'il perturbe particulièrement le rythme de vie des "couches-tard". Ces derniers tardent encore davantage à se glisser dans leurs draps l'été alors que leurs obligations sociales et professionnelles les contraignent à se lever toujours à la même heure.

"Tic...tac", fait notre organisme

Notre journée suit en effet une cadence rigoureuse. Au point du jour, nous nous levons et nous nous préparons. Puis nous vaquons à nos diverses occupations agréablement ponctuées par des repas réguliers. En fin de journée, la tombée de la nuit nous pousse doucement dans notre lit où nous succombons au sommeil. Le lendemain matin, une nouvelle journée s'éveille. Entre temps il s'est écoulé exactement vingt-quatre heures. Ce n'est pas un hasard. Vingt-quatre heures est le temps nécessaire à la Terre pour effectuer un tour complet sur elle-même. C'est l'alternance du jour et de la nuit, conséquence de la rotation terrestre, qui synchronise nos rythmes d'activités et de sommeil.

«Toutes nos cellules battent la mesure.»

La succession de périodes lumineuses et obscures a incontestablement exercé un rôle dans l'évolution des formes de vie, du plus simple organisme à l'être humain. La survie des espèces est pour le moins indissociable de leur environnement. Les plantes génèrent leur énergie à la lumière du jour tandis que les animaux adaptent leur quête de nourriture selon son accessibilité dans la journée. On pensait, il y a plusieurs siècles, que ces comportements circadiens - du latin circa diem, environ un jour - étaient soumis à une force électromagnétique externe. L'hypothèse d'une dynamique interne émerge, bien plus tard, suite à une observation de l'astronome français Jean-Jacques d'Ortous de Mairan en 1729. Les feuilles de son mimosa, cultivé dans sa cave et de la sorte privé de lumière, se plient et se déplient journellement. Il en tire la conclusion que les êtres vivants, tout au moins les plantes, ont une horloge interne indépendante du soleil et fonctionnant sur environ vingt-quatre heures.

Qu'en est-il des êtres humains ? Possèdent-ils eux aussi un "tic-tac" interne ? Quelques personnes se sont prêtées à des expériences dites "hors du temps". L'un d'entre eux, le spéléologue Michel Siffre, a passé quelques semaines puis quelques mois dans une grotte à l'obscurité et en l'absence de tout indice temporel et sonore. Grâce aux informations transmises aux scientifiques - prises des repas, périodes de sommeil - il a été observé un phénomène spectaculaire : le rythme éveil/sommeil des personnes isolées se décale progressivement par rapport au cycle jour/nuit. Et pour cause, notre métronome intérieur bat spontanément la mesure non pas en 24 heures comme on se l'imaginait, mais entre 24,2 et 25,5 heures. Cette différence d'apparence insignifiante signifie par exemple qu'un rythme de 24 heures et 30 minutes transformerait, en trois semaines seulement, l'activité diurne d'un individu en une activité nocturne !

Des hauts et des bas

Fig.1 Fluctuations de quelques-unes de nos activités biologiques au cours de la journée.

En 24 heures, notre organisme accomplit de nombreuses tâches qui échappent à notre volonté. Il contrôle notre température, stimule la sensation de faim, digère. La fonction de l'horloge interne, aussi appelée horloge biologique, est précisément de coordonner les grands processus physiologiques avec les différents moments de la journée. La température corporelle, la libération d'hormones, le sommeil, le métabolisme, l'activité cardiovasculaire et le transit intestinal subissent en effet tous des fluctuations au cours de la journée (fig.1).

A titre d'exemple, la température du corps atteint son minimum - proche de 36°C - justement lorsque nous dormons, durant la nuit. Et, avis aux amateurs de la sieste, elle diminue aussi en début d'après-midi, bien que dans une moindre mesure, ce qui expliquerait en partie l'engourdissement "physique et cérébral" ressenti à ce moment de la journée.

Plus surprenantes encore sont les oscillations du niveau sanguin de certaines hormones. C'est le cas de la mélatonine et de l'hormone de croissance. La mélatonine est souvent dénommée l'hormone du sommeil car sa sécrétion accompagne le repos nocturne. Synthétisée par une petite structure cérébrale - la glande pinéale - elle est libérée dans la circulation sanguine dès que la lumière décline, et en disparaît au lever du jour lorsque l'organisme se "remet en route". L'hormone de croissance, elle, joue un rôle indispensable dans la croissance des os et des muscles de nos enfants, et assure une fonction essentiellement réparatrice chez l'adulte. Etonnamment, cette protéine est secrétée uniquement en début de nuit lors du sommeil profond.

Une symphonie d'horloges

Fig.2 Les noyaux suprachiasmatiques sont le chef d'orchestre de l'horloge biologique.

Comment fonctionne notre horloge biologique pour être aussi précise ? Les chercheurs ont découvert à ce jour qu'il n'existait pas une horloge unique mais une foultitude de montres qui trottaient dans notre corps. En réalité l'horloge biologique réside au cœur-même de chacune de nos cellules. Toutes battent la mesure. Mais tout comme les musiciens évitent la cacophonie en suivant la baguette du chef d'orchestre, les cellules se calent sur le tempo imposé par deux minuscules structures cérébrales. Ce sont les noyaux suprachiasmatiques (NSC), situés à la base de l'hypothalamus et au-dessus du croisement des deux nerfs optiques - zone baptisée chiasma optique, qui est à l'origine du nom des noyaux (fig.2).

L'horloge centrale que sont les NSC conserve jour après jour une remarquable régularité. Aucune horloge n'étant parfaite, les NSC doivent être ré-ajustés quotidiennement afin de maintenir leur niveau de haute précision. Comment ? Les neurones qui les composent re-synchronisent leur activité grâce à la rétine qui les informe continuellement de la luminosité ambiante. Ainsi notre horloge biologique tourne en 24 heures et non en 25 heures comme le dicterait son rythme spontané.

24 heures dans la vie d'une cellule

Quels mécanismes moléculaires animent l'horloge biologique ? La réponse est loin d'être simple. Ses rouages sont faits de protéines dont les interactions sont complexes. Les premières protéines identifiées furent mises au jour chez la mouche au début des années 1970. A la fin des années 1990, les protéines analogues chez l'être humain furent isolées dans les neurones des noyaux suprachiasmatiques. Bien que les mécanismes élucidés révèlent des différences sensibles entre les espèces, l'horloge fonctionne chez tous grâce à une boucle de rétrocontrôle négatif. Ce processus à la dénomination barbare est très fréquent et permet de réguler finement les activités cellulaires. Son fonctionnement de base est le suivant : certaines protéines contrôlent leur activité en freinant leur propre synthèse.

La boucle commence dans le noyau de la cellule par l'action de la protéine clock (fig.3). Cette dernière a une fonction d'interrupteur. En remaniant la structure de l'ADN et plus précisément en modifiant les histones - protéines associées à l'ADN - elle autorise la lecture de certains gènes impliqués dans les rythmes biologiques. Cependant elle n'agit pas seule mais en se liant à une autre protéine, bmal1, qu'elle modifie également. Ensemble, les deux protéines "activent" divers gènes dont ceux renfermant la recette de fabrication de deux familles de protéines clés : les protéines per (per1, per2 et per3) et les protéines cry (cry1 et cry2).

Une fois synthétisées hors du noyau, per et cry s'assemblent grâce à leurs domaines PAS qui les rapprochent à la manière d'une bande velcro. Stabilisé par leur union, le couple per/cry revient là où leur production a commencé, c'est-à-dire dans le noyau. Leur fonction est d'interagir avec clock et son partenaire dont ils neutralisent l'activité. La conséquence immédiate est l'inhibition de la lecture des gènes de per et cry. Ainsi se crée la boucle de rétrocontrôle négatif : les protéines per et cry viennent s'opposer à leur propre synthèse. Aussi, progressivement et comme toute autre protéine, les complexes per/cry se dégradent à la différence qu'ils ne seront pas remplacés. A terme, leur taux devient si faible qu'ils ne bloquent plus clock et bmal1. Incidemment l'inhibition de la fabrication de per et cry est levée et leur production reprend. Une nouvelle boucle démarre. Depuis le début du processus, il s'est écoulé environ 24 heures. C'est ce qui en fait sa caractéristique, une particularité d'autant plus surprenante que généralement la durée des boucles de ce genre est de l'ordre de la minute voire de la milliseconde.

Fig.3 Mécanisme moléculaire de l'horloge biologique. Pour voir une animation du mécanisme, cliquer ici.

Décalages horaires

La "pulsation" des protéines à l'intérieur des noyaux suprachiasmatiques met au pas tout l'organisme. Comment cette horloge centrale synchronise-t-elle toutes les autres horloges situées dans les organes périphériques ? Relativement peu d'informations sont décrites à ce sujet. On sait toutefois que la synchronisation peut s'effectuer rapidement lorsqu'elle emprunte la voie nerveuse, ou bien plus lentement si elle engage des hormones. Cela suffit-il à expliquer par exemple les effets du décalage horaire ? En partie, oui. L'horloge centrale étant entraînée par la lumière, elle va s'adapter rapidement aux indices lumineux du nouveau fuseau horaire. Cependant les signaux qu'elle transmet aux horloges périphériques les atteignent avec un délai plus ou moins long. Le déphasage qui en résulte serait à la source des caractéristiques troubles du sommeil et digestifs. Quelques jours plus tard, toutes les horloges se sont resynchronisées et les symptômes envolés.

Les troubles du sommeil liés à l'horloge biologique ne sont pas l'exclusivité des vols intercontinentaux. Des dysfonctionnements moléculaires très rares de l'horloge interne peuvent malheureusement bouleverser le rythme du sommeil au point de le décaler par rapport au cycle jour/nuit, ce qui n'est pas sans conséquence d'un point de vue social. Une mutation dans le gène de per2 cause le "familial advanced sleep-phase syndrome" - le syndrome familial du sommeil avancé. Les personnes qui en souffrent tombent de sommeil aux alentours de 19h et sont sur pied en pleine nuit vers 4h. Une autre mutation affectant le gène de per3 prédispose à une maladie aux symptômes opposés, le delayed sleep phase syndrome - syndrome du sommeil retardé. Les patients sont dans l'incapacité de se lever à une heure conventionnelle : ils ne trouvent le sommeil qu'entre 6h et 12h.

La compréhension des mécanismes de l'horloge interne intéresse un autre champ de la médecine au cœur de la société actuelle : le délicat traitement des cancers. Une des nombreuses difficultés réside dans le choix du moment de l'administration des agents anti-cancéreux. En effet, leur efficacité et leur toxicité envers les cellules saines varient au cours de la journée. Certains sont plus efficaces le matin, d'autres mieux tolérés le soir. Or la malignité des cellules affecte l'horloge biologique. A titre d'illustration, il a été observé pour certains cancers que les cellules ne proliféraient pas au même moment de la journée que les cellules saines. Etant donné que beaucoup de chimiothérapies visent l'interruption de la prolifération cellulaire, ce genre de résultats peut contribuer à déterminer le moment où le médicament serait le plus efficace mais aussi le moins néfaste pour le reste de l'organisme.

La liste des processus influencés par l'état de l'horloge biologique est longue. On peut encore retenir nos capacités mnésiques, notre santé mentale - la maniaco-dépression est parfois associée à une mutation dans la protéine clock - ainsi que notre moral qui fluctue sous la menace des dépressions saisonnières. Et le vieillissement ? Notre horloge biologique rythme notre vie au quotidien. Imaginons que nous pouvons la faire tourner plus ou moins vite. Cela aurait-il un impact sur notre longévité ? Des chercheurs ont déjà essayé de "contracter le temps" en faisant croire à de petits lémuriens qu'une année durait cinq et non douze mois. Observation spectaculaire, les animaux ont vieilli prématurément ! L'inverse serait-il possible ? Peut-être. Retarder le vieillissement en ralentissant le tempo de l'horloge biologique serait-il alors un des secrets de jouvence dont l'humanité n'a jamais cessé de rêver ?

Pour en savoir plus
1. Présentation très complète de l'horloge biologique: Le cerveau à tous les niveaux
2. Autre dossier complet: La banque des savoirs
3. Etude européenne sur les effets physiologiques du changement d'heure: Euroclock

Illustrations

    Références vers UniProtKB/Swiss-Prot

    • Clock, Homo sapiens (humain): O15516
    • Cryptochrome-1 (cry1), Homo sapiens (humain): Q16526
    • Cryptochrome-2 (cry2), Homo sapiens (humain): Q49AN0
    • Period circadian protein homolog 1 (per1), Homo sapiens (humain): O15534
    • Period circadian protein homolog 2 (per2), Homo sapiens (humain): O15055
    • Period circadian protein homolog 3 (per3), Homo sapiens (humain): P56645
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